Tour Eiffel, iPhone et XIXe siècle

Je me promène dans la rue, tranquillou. Il n’y a pas grand monde, je croise un monsieur d’une soixantaine d’années et une jeune femme, la trentaine, quand soudain une sorte de boule lumineuse nous entoure, moi et deux autres passants. Des éclairs en jaillissent, on ne peut plus bouger : un jet de lumière blanche nous aveugle et quelques instants plus tard, on se retrouve tous les trois le cul à terre. Sur la place du Trocadéro. Allons bon.

On se regarde éberlués. Il fait gris, les nuages sont bas. Et surtout, les passants n’ont rien de normal. Ils sont drôlement habillés, comme déguisés pour un film historique. Mais ils nous ignorent poliment, pas de doute ce sont bien des parisiens. Alors que la jeune femme et moi nous relevons, le monsieur décide que rien à foutre et s’enfuit à travers la foule, en hurlant. J’ai à peine le temps de lui crier « Hey, attendez ! » qu’il a disparu. Il nous laisse en plan, c’est bien malin et je le regarde disparaître au loin. Mais. Quelque chose cloche. Il manque un truc au décor. Je m’approche du rebord de la place, là où les vendeurs à la sauvette devraient se trouver pour me fourguer des tours Eiffel miniature mais il n’y en a pas : ni vendeurs, ni… Je cours chercher l’autre rescapée et la traine par le bras vers le promontoire : « Venez voir » je lui dis, « Mais venez voir ! ». Comme moi, elle reste bouche bée devant le spectacle. Pas de tour Eiffel. Là où elle devrait se trouver il n’y a que des nuages, et un immense chantier. Quatre pieds sortent de terre et des dizaines de grues s’affairent autour. Et on regarde autour de nous : les dames portent des chapeaux et ont des ombrelles repliées, les messieurs ont les souliers vernis, la moustache fine, le costume complet et beaucoup ont une canne. « Oh. Pu. Tain. On est en 1887 ».

Ma première réaction est de me rendre compte que je crève de faim. Il faut trouver un truc, et vite. Je dis à la fille de rester là, je reviens. En vitesse je rejoins l’entrée du Trocadéro et oui, comme à notre époque, il y a quelques vendeurs de friandises. Pas de marrons chauds ni de crêpes au chocolat ici, mais une sorte de pain brioché fourré au sucre. Parfait. Je sors de ma poche un billet de 20 €. Bah ouais gros malin, tu pensais que remonter le temps allait changer tes euros en vieux francs ? Je tends quand même le billet à la jeune fille qui vend les brioches. Elle le scrute avec attention et me dit « Oh, chic, un billet étranger, il doit avoir de la valeur ! Je vous l’échange ! » Et hop, elle me file, en plus de mes deux brioches, une énorme liasse de liquide. Genre toute sa caisse. « Merci bien » et je me tire, un peu honteux, mais avec un bruit de machine à sou dans la tête.

On dévore notre brioche, bordel c’est trop bon. Puis on se demande ce qu’on fout là. D’abord on se présente, parce que mine de rien on est dans la même galère et on sait pas qui est qui. Elle me donne son prénom, me dit qu’elle rentrait du boulot, qu’elle est mariée, sans enfant, un chat, un abonnement Netflix et ne comprend pas ce qu’elle fout là. Pas mieux pour moi. Peut-être que c’est temporaire. Une sorte de bond, un aller / retour express. Les minutes passent, mais non, rien, pas de boule lumineuse comme tout à l’heure. Peut-être qu’il faut qu’on soit à nouveau réunis tous les trois pour que ça se déclenche, on se dit. Sauf que l’autre con il s’est barré comme un pet et on ne le retrouvera jamais, à moins de faire le tour des commissariats et des asiles. Mais là, la flemme.

Et puis on se dit que rien à foutre, en fait. On est à la plus belle époque de Paris, à l’aube de l’exposition universelle. On a le droit de profiter un peu. Et j’ai la blinde de billets dans la poche. Du coup, direction les grands magasins, histoire de goûter à la mode de l’époque. Je fais un tour chez le barbier qui m’ajuste la moustache, pendant qu’elle se fait faire une robe sur mesure. Moi dans mon costume ajusté, appuyé sur une fine canne, on dirait un dandy. Je me fonds à présent totalement dans la masse, ce qui évite maintenant d’attirer les regards sur nous.

Les jours passent et on s’amuse comme des petits fous : cabarets, restaurants, bistros concerts. On profite de Paris comme jamais. Finalement, j’aime bien cette ville. Un matin, au fil d’une promenade, nos pas nous ramènent sur la place du Trocadéro. Ha ! Ca fait une semaine qu’on est là et on s’est plutôt bien intégré. On prend un décision complètement dingue mais qui nous empêchera de devenir fous : on s’est fait une raison, on ne repartira jamais. C’était un aller simple, involontaire, mais plutôt que de nous morfondre, recommençons tout. On change de nom, on apprend un métier, et on s’installe. Voilà, c’est décidé. Mais pour que nos familles respectives ne s’inquiètent pas de notre disparition, et pour jouer un tour aux gens du futur, enfin nos contemporains du XXIe siècle, on décide de laisser un message. Pour ça, je sors mon iPhone de ma poche (c’est fou comme sans réseau il économise sa batterie), je prends plusieurs photos de la tour Eiffel en construction, quelques selfies avec ma camarade d’infortune et éteins l’objet. Le lendemain, je suis au Comptoir national d’escompte de Paris, qui deviendra plus tard la BNP, à ouvrir un compte et acquérir un coffre fort pour 130 ans. J’y enferme mon iPhone avec une note manuscrite : « À n’ouvrir qu’en 2017. LOL. ». J’aurais adoré voir la tête de ceux qui ouvriront ce coffre scellé depuis plus de 100 ans et découvriront un téléphone qui a traversé les âges, contenir des photos authentiques de la construction de la tour Eiffel. Mais bon, je ne serai plus là depuis longtemps. Et puis il faut en profiter, la guerre de 14 arrivera bien assez tôt.

Je m’en vais dans les rues de Paris, chapeau haut de forme, costume ajusté, chercher du travail dans une agence de réclame. Je me dis que je peux profiter juste ce qu’il faut de mes connaissances historiques pour glaner quelques économies et acheter un immeuble par-ci, par-là… À céder à mes héritiers du XXIe siècle. Et essayer de devenir pote avec Maupassant.