Monde parallèle, Krusty et usine préfabriquée

Dans un vaste réfectoire, nous nous dirigeons par petits groupes vers les tables libres, filtrés par des gardiens armés. Sans vraiment trop savoir comment ni pourquoi nous sommes là, nous choisissons une table de six avant qu’elle ne soit prise. Et puis, c’est la distribution : un plateau comprenant un bol de soupe grise, un bout de pain et quelques fruits sec.
Non, nous ne sommes pas prisonniers. Dans notre esprit, nous vivons dans ce monde depuis un certain temps, mais nous n’avons pas de calendrier. Dans la foule je repère quelques têtes connues, qui m’évoquent difficilement une « vie d’avant », mais impossible de me remémorer quelque souvenir.

La sortie s’effectue dans le même ordre que l’arrivée. En me retournant pour regarder le grand hangar, un déclic s’opère alors dans mon esprit ; sur le haut du bâtiment surplombe une enseigne : un clown jaune aux cheveux verts, qui dit ceci : « Krusty vous souhaite un bon appétit ». C’est alors que je remarque que les gardes portent tous un masque de ce clown souriant bêtement. Nous sommes dans un monde dirigé par Krusty le clown. C’est à ce moment qu’arrive une jeune fille près de moi :
– Je vois que tu as compris, nous sommes plusieurs dans ce cas. Mais nous ne pouvons rien faire, toi seul peut nous aider.
– Mais de quoi tu parles ?
– Moins fort ! Tu vois l’espèce d’usine, là-bas ?
Elle me désigne un bâtiment en préfabriqué entouré de barbelés. C’est là-dedans que les gardes se rendent à la fin de leur journée. Parfois ils emmènent quelques uns d’entre nous. Elle continue :
– Il faut que tu t’y rendes. Nous savons qu’ils utilisent des gens comme nous pour faire marcher leur monde. Il y a une salle dédiée au bon fonctionnement de l’histoire. Si l’histoire sort de l’ordinaire, nous serons libres.
Elle finit à peine sa phrase qu’un serpent surgit d’un buisson et fonce sur ses jambes pour la mordre. Elle crie si fort qu’une partie du groupe se retourne vers elle. Un garde surgit et assomme le serpent d’un coup franc et sûr, de la crosse de son fusil. La marche reprend.
– Vas-y vite, dit-elle tout en tremblant, fonce !

Au moment de traverser la route qui mène à l’usine, je m’écarte un peu du groupe. Les gardes semblent être occupés à autre chose, car aucun ne me rappelle. Et contre le grillage qui borde la plaine, une trottinette électrique est posée. Je cours alors dans sa direction, la saisit et fonce tout droit, m’attendant à entendre siffler des balles. Mais rien. Je me retourne alors pour observer le groupe qui continue sa marche, tout en doublant l’usine : personne ne m’a remarqué. C’est alors que je me cogne violement et tombe à terre. Etrange, la route est déserte, il n’y a rien en face de moi. Je m’approche doucement, les mains en avant : un mur. Comme dans les jeux vidéo, un mur invisible borde les limites de cet univers.

Plus convaincu que jamais, demi-tour en vitesse et je file dans l’enclos de l’usine. Aucun garde pour m’arrêter, une chance. J’évite quelques troncs et poteaux gisant sur le sol, me risque même à sauter au-dessus de l’un d’eux, puis déboule dans le hall comme une fusée. Je stoppe net au bureau d’accueil.
– Bonjour, je suis le nouveau stagiaire à la régularisation de l’histoire.
– Entendu, répond la jeune femme en tailleur, vous prenez le couloir à gauche et ce sera un bureau sur votre droite, le quatrième il me semble.
Un merci sincère du petit nouveau, et je me rend dans ce couloir de préfabriqué. Immense couloir extrêmement étroit, avec une rangée de portes toutes à droite. Chacune a une plaque différente : Bureau du recensement, Bureau des médias, Bureau de la communication, Bureau de la contre-publicité, tiens, marrant celui-là, Bureau de la publicité… Je m’arrête, me dis que j’aurais pu y être installé. Je pousse la porte. Ce n’est pas un bureau, mais un couloir exigu au bout duquel une table et une chaise on été posés. L’homme me tourne le dos. Je m’approche.
– Bonjour, je suis un nouveau stagiaire et…
Stupéfaction. L’homme s’est retourné vers moi, souriant. Il était occupé à griffonner je ne sais quoi sur des feuilles de papier, éclairées par sa petite lampe de bureau. Il porte les mêmes vêtements que nous tous, et il me regarde, de son sourire interrogateur. C’est…
– Ca alors ! Vous êtes Philippe Catherine !
– Oui, bonjour. Mais comment connaissez-vous mon nom ?
Alors je saisis. Krusty nous a enfermés dans un monde imaginaire, irréel, dans lequel il a défini des règles et des limites. Chaque individu a perdu la place qu’il avait dans sa vie précédente, de sortes qu’un chanteur se retrouve au Bureau de la publicité. C’est absurde.
– Euh, il me semble vous avoir déjà vu auparavant, tout simplement. Dites-moi, vous savez chanter ?
– Eh bien je ne sais pas, je crois aimer cela mais je n’ai pas de chanson en tête.
C’est alors que se produit l’invraisemblable. Je propose à Katerine de lui chanter quelque chose qui lui plaira certainement. Et pour cause, je lui chante Louxor. Il reprend le refrain avec moi, bat du rythme pendant les couplets. Ses yeux s’illuminent comme s’il découvrait la perle qu’il recherche depuis longtemps. A la fin, il me remercie, puis je m’en vais, le coeur gros.

J’arrive au Bureau de la régularisation de l’histoire. Même schéma de couloir, seulement un mur est consacré à des commandes et boutons étranges. Une chaise-tabouret leur fait fasse, sur laquelle est assis un vieil homme. Je me présente, il semble enchanté, et croyant que je le relève, il s’apprête à s’en aller.
– Attendez, montrez-moi comment cela fonctionne !
Mon but est de réussir à modifier le programme de sorte que l’histoire se plante lamentablement, puisque c’est le seul moyen de nous sortir de là. Il commence alors à me parler de l’écran principal, une sorte d’oscilloscope affichant une courbe. La ligne centrale ne doit pas être franchie, sinon c’est l’incohérence de l’histoire. Mais elle peut etre corrigée par un pic soudain vers le haut. Un garde fait alors irruption, suivi d’un homme en blouse blanche.
– Dites moi Kowalski, le serpent tout à l’heure, vous trouvez ça malin ?
– Mais le garde est intervenu, monsieur.
– Heureusement pour vous, Kowalski.
– C’était prévu monsieur.
Il me dévisage, l’air de demander ce que je fais là.
– C’est le nouveau, monsieur, reprend Kowalski.
– Bien. Formez-le et déguerpissez.
Une fois seuls, Kowalski m’explique. Il avait voulu approcher la courbe de la limite pour rigoler un peu, afin d’entretenir le doute dans l’esprit des individus, mais il avait programmé l’arrivée du garde. Le serpent, c’était lui. Il continue en disant que cette jeune fille n’est pas ordinaire. En réalité, nous sommes tous connectés à son esprit, car c’est à partir d’elle qu’a été créé cet univers. En somme, si elle meurt ici, nous sortons tous.
– Mais ne dites pas que je vous l’ai dit, ajoute-t-il sombrement.
– Bien sûr…
Il s’en va. Seul devant la console, je commence à programmer le retour du serpent. Mais sans intervention de garde. Désolé jeune fille, mais c’est pour notre bien à tous. Et vous le savez.

Camionnette, snipers et fin du monde

A la suite d’une réunion de famille, je reprends le train à la gare de Bruxelles avec parents, frangins, cousins, oncles et tantes… Elle est circulaire et de l’extérieur pourrait ressembler à un stade. Nous sommes assis contre ses murs, dans une rue qui se termine en cul-de-sac contre la gare, en attendant notre train : l’intérieur est bondé et nous avons plus d’une heure d’avance. Je suis assis entre mon père et ma copine quand je vois passer à toute allure une camionnette noire et qui, dans un silence complet d’ébahissement général, vient s’écraser contre le mur de la gare. Stupéfaction dans la foule, aucune victime sauf les deux passagers qui ont littéralement explosé dans leur cabine. Je suis le premier à dégainer mon portable pour appeler les secours.
– Mince, c’est quoi le numéro en Belgique ?
– Tape le 112 me dit mon père.
Ce que je. Dès le déclic je résume deux phrases l’incident, mais une voix me répond en flamand.
– Non, je parle français. Ik sprecht ne neederlands ! Français !
Un autre déclic, puis une nouvelle voix. Pendant ce temps, je me suis écarté de la fourgonnette et je vois deux policiers au loin, les hèle, leur indique le l’endroit résume à la voix française la situation et précise que deux policiers sont sur place. Je raccroche et rentre dans la gare, quelque chose me turlupine.

Une fois dedans, une image de fourmilière me saute aux yeux. Quelque chose de pas normal dans cette camionnette. Pourquoi s’écraserait-elle à si vive allure contre un mur, si ce n’était pour… Je cours vers l’endroit de l’impact, mais à l’intérieur : une salle vide, et un mur épais comme une feuille de papier. Seulement des tas de caisses sont posées contre, et vu le peu de poussière, c’est tout frais. Une chance. Je retourne à l’extérieur, attrape la chemise de mon père :
– un attentat! C’était un attentat ! La camionnette est bourrée d’explosifs, mais les terroristes se sont tués avant de les activer. Ils voulaient exploser à l’intérieur de la gare !
J’attrape les deux policiers qui sont là, et leur répète la même chose. Terrorisés, ils se ruent sur leurs talkie walkie et appellent brigades, escouades, etc. Un périmètre de sécurité est organisé, mais nous restons dans cette ruelle : les secours y ont installé leur campement pour soigner les blessés légers, avant que l’on connaisse la véritable nature de l’accident. Nous sommes donc rassis quand tout d’un coup une douleur sourde me traverse la tête, je voix rouge, je m’effondre sur le sol.
– on nous tire dessus !
Mon père me regarde, il n’a rien vu, rien entendu.
– Couchez vous ! A terre !
Je fais signe à un cousin assis plus loin, je cherche des yeux le reste de ma famille.
Une autre balle est tirée et vient rebondir sur la camionnette. Cette fois tout le monde a entendu. Je regarde dans la direction opposée : au bout de la ruelle, un carrefour. Au centre du carrefour, un hôtel. Au deuxième étage, un sniper. C’est la bousculade pour sortir de cet endroit. J’attrape ma copine par le bras et nous courons vers le carrefour, étant donné que ce n’est que la seule sortie possible. Les flics sont dépassés. Au fur et à mesure que l’on s’approche de l’hôtel, je distingue de mieux en mieux le tireur : un homme très grand, cheveux longs blonds presque blancs, torse nu. Il saute du balcon, fusil à la main, et se dirige vers la ruelle. Il est suivi d’un autre gars, type asiatique, tout aussi grand. Ils marchent au travers de la foule sans se soucier d’elle. Plus loin, je vois un groupe de policiers et leur fait la description des deux individus. Ils foncent dans leur direction, arme au poing.

Pendant ce temps, c’est la fuite. La cohue. L’anarchie : je croise de plus en plus de types avec une arme à la main, qui commencent à s’en prendre à la population. Mais l’horreur se révèle quand je vois, au loin, une brigade de police abattre des individus désarmés, désorientés, perdus. Je décide subitement de ne plus courir sur la route, mais de passer derrière les maisons qui la bordent. Un regard vers ma copine suffit pour comprendre qu’elle aussi a saisi la situation. Nous arrivons à un immeuble en chantier, il n’y a pas d’autre moyen que de passer par la construction. C’est à ce moment que je sens qu’on est suivi. On monte au premier, en se cachant le plus possible dans les outils et matériaux abandonnés. Je vois alors un de ces grands types aux cheveux longs, en bas, cherchant quelque chose ou quelqu’un. Quand d’un coup il lève les yeux vers nous : c’est là que je vois ses pupilles, rouge sang, et le blanc de ses yeux devenu bleu. C’est là que je me souviens.

Flashback.
Quelques mois plus tôt, je suis à l’entrée d’un temple millénaire, découvert par mes soins, mais pour un but particulier : ma mission consistait à retrouver des pierres pour un richissime individu. Sur ses indications j’ai découvert l’endroit, mais pas l’utilité des pierres. On aurait dit de vulgaires cailloux sans forme, mais à l’intérieur brillait un éclat vert, parfois rouge, parfois bleu. C’est lors de leur livraison que j’en ai appris davantage : à cause d’une maladresse d’un garde de mon client, et par association avec ce que je savais du temple, j’ai pu en déduire que ces pierres étaient en fait de puissantes drogues utilisées par des sortes de chaman pour leurs transes. Ce que je ne savais pas c’est qu’elles modifient le métabolisme de l’individu et qu’elles plongent tous ceux qui y ont goûté dans un environnement communautaire et bestial fort, presque télépathique. Et ce, de manière permanente. De sorte que ce type pour qui je suis allé chercher ces pierres a pu infiltrer toutes les forces, toutes les administrations, tous les groupes armés en distribuant un peu de poudre de pierre à quelques individus choisis. Et voilà la révolution, à l’insu du peuple, lequel est peu à peu éliminé par cette nouvelle race dévastatrice.

Le soir est tombé, et je lis dans les yeux de cet être le sentiment de victoire. Et quand j’observe au loin tous ces brasiers, quand je comprends que je suis peut être le seul à connaître réellement la situation, je me demande sincèrement comment on va sortir de là.