Casse de musée et retour vers le passé

Il est 18 heures, le musée se vide de ses derniers visiteurs. Je regarde une magnifique statuette pré-colombienne, mais fixe en réalité mon regard sur le reflet du gardien qui termine sa ronde, trainant le pas en espérant que je me dirige vers la sortie. Ce que je fais, avant de m’éclipser au dernier moment dans une aile fermée au public. Il ne m’a pas vu, parfait. Quelques couloirs plus loin, je retrouve mes comparses. Nous nous débarrassons de nos chapeaux, manteaux, lunettes, pour révéler nos tenues tactiques tout en noir. Chaussures anti-bruit, vêtements légers, cagoules. Nous sommes six, chacun a un rôle précis. Tandis que nos accoutrements civils sont empaquetés dans un des sacs à dos, on se refait un point rapide : nous disposons de 10 minutes exactement avant que l’équipe de nuit amorce sa ronde. Ce moment de flottement entre le départ des derniers visiteurs et la sécurité renforcée est notre fenêtre de tir. Nous regagnons la galerie principale. Sans un bruit, chacun avance vers notre objectif : une petite statuette antique de quelques centimètres de haut. Deux d’entre nous ouvrent la marche et guettent à chaque changement de salle qu’aucun gardien n’ait décidé de trainer par là. La voie est libre. Nous voilà enfin dans la bonne salle. La lumière tamisée est à notre avantage. Deux à chaque entrée, deux autour de la statuette. Percer le verre qui la protège est le rôle qui m’a été attribué. Je sors de mon sac un petit laser qui me permet d’ouvrir un cercle dans la paroi, que je retiens avec une ventouse. Mon acolyte attrape la statuette et la fourre dans son sac. Mission accomplie, il est temps de s’éclipser. Retour à notre point de départ. À pas feutrés, tapis dans l’ombre, nous glissons de salle en salle. Arrivés au fond du couloir, nous nous regroupons en cercle. « Rien à signaler ? Parés pour le départ ? » demande l’un d’entre nous. Non, rien à signaler, on est prêts. Celui qui a posé la question sort alors de son sac un boitier ; nous nous tenons tous par le bras, reliés au porteur du boîtier. Il l’active et un halo de lumière nous éclaire d’un coup : mon gardien du début, qui a décidé de faire du zèle. Il a à peine le temps de nous apercevoir que — zap — nous voici de retour chez nous, au XXIIe siècle. Mission accomplie.

« C’est ennuyeux qu’on ait été vus en plein transfert », dit l’un. « C’est rien, il croira avoir halluciné » je réponds. « Et puis c’est pour la bonne cause ». On se débarrasse de notre accoutrement de voleurs et nous dirigeons vers un bureau situé à quelques pas de la salle de transfert. Nous empruntons une passerelle extérieure. La vue est dégagée, il fait beau. Lors du cataclysme du XXIe siècle, l’espèce humaine a vu sa population drastiquement chuter. Il ne restait plus grand monde, mais suffisamment pour se rassembler et créer cette nouvelle cité, sur des bases saines. Nous ne consommons que des énergies naturelles, avons un impact minimum sur notre environnement. Tout est recyclé et recyclable, et pourtant nous utilisons des technologies ultra pointues, comme cet appareil qui nous permet de faire des allers-retours dans le temps. Nous ne l’utilisons que pour ramener des œuvres d’art et des connaissances qui, nous le savons, seront perdues dans le cataclysme. Nous nous interdisons de modifier le cours du temps, comme par exemple pour prévenir les populations de ce qui arrive. Après tout, personne ne pouvait ignorer que la permanente recherche de croissance, sur une base capitaliste, sans aucune considération écologique, mènerait à la catastrophe qui est arrivée. Tout le monde savait que le mur était droit devant et qu’ils y fonçaient à 200 à l’heure. C’est ainsi.

Une fois arrivés dans le bureau du responsable culturel pour un débriefing de la mission et surtout lui partager notre butin, il nous annonce une nouvelle mission. Cette fois, ça sera 25 ans après, pour une pièce tout juste acquise par ce même musée. Nous partons dans quelques jours, le temps de préparer notre action.

Cette deuxième mission se déroule très bien. La tactique employée est à peu près la même que la première fois. Cette fois, je suis un ouvreur, c’est moi qui explore les salles avant le groupe. La toile a été découpée, nous sommes sur le chemin du retour. Quand je tombe nez à nez avec le gardien de l’autre fois. Il a pris un peu de bide, quelques cheveux gris, mais c’est bien lui. Il n’a pas peur, moi non plus. Il lève sa lampe-torche vers moi, regarde attentivement mes yeux : « C’est vous. Comme si c’était hier ». Je suis tenté de lui répondre que pour moi c’était il y a 72 heures mais je m’abstiens. Les autres derrière moi restent tapis, figés. Ils attendent que j’agisse. Alors j’agis. Je m’approche de lui. Il se crispe mais ne bouge pas. J’avance jusqu’à être en mesure de lui attraper le bras pour le neutraliser mais il m’interpelle juste avant : « Écoutez ; je ne sais pas qui vous êtes mais je peux vous aider ». Je m’arrête. Comment ça nous aider ? Il continue : « J’ai pas l’impression que vous êtes de simples voleurs. Vous avez choisi des œuvres, pas au hasard. On dirait des collectionneurs, dans le bon sens du terme. Et quand vous avez disparus l’autre fois, j’ai cogité. Et j’en ai déduis que vous n’êtes pas d’ici… ni de maintenant ». Alors là il m’a scié, le gardien. Je décide d’être franc avec lui : « Bien raisonné. Nous mettons à l’abris des œuvres en danger. Je ne peux vous en dire plus mais c’est pour le bien commun ». Il acquiesce, baisse sa lampe torche, et se décale sur le côté, comme pour nous laisser passer. On file sans un bruit. De loin, je lui souffle un « merci » et nous disparaissons.

Lors du débrief, cet incident est débattu en longueur. La question de le ramener à notre époque est vite écartée, il n’y appartient pas et c’est contraire à nos principes. Par contre, que faire s’il parle de nous ? Alors que nous en discutons, quelqu’un surgit dans le bureau : « Un message. Du passé ». Nous avons interféré avec le passé en nous rendant visibles par un homme du XXIe siècle assez malin pour déduire qui nous sommes, et il nous a laissé un message. Une plaque de marbre, gravée, sous les décombres du musée non loin de notre cité. Il nous donne rendez-vous à une date précise, pour nous aider à sécuriser un maximum d’œuvres. Alors ça. Après un rapide tour de table, nous prenons le risque.

Nous apparaissons à la date indiquée. Il nous attendait. Le sourire aux lèvres. C’est un garde proche de la retraite que nous découvrons, l’œil excité, les jambes impatientes de s’activer. « Dépêchons, dépêchons » souffle-t-il. Il a tout préparé. Il nous guide vers la réserve en nous indiquant les œuvres qui selon lui valent d’être sauvées. Nous stockons un maximum de chose dans un coin, sélectionnant méticuleusement les œuvres. Il nous observe, mi-inquiet, mi-fier. Une fois le tour fait, nous nous rassemblons. Que fait-on de lui ? Ce casse sera le plus gros du musée, il nous a délibérément aidés, il sera emprisonné. Mais nous ne pouvons pas le ramener. Alors que nous échangeons, il se rapproche de nous. « Ne vous inquiétez pas pour moi. Je m’arrangerai avec le directeur, il me doit bien ça ». Nous partons. Nous ne le reverrons jamais, notre travail avec ce musée est terminé. Nous ne savons pas s’il vivra assez longtemps pour voir le cataclysme, mais nous espérons pour lui que non.

Tour Eiffel, iPhone et XIXe siècle

Je me promène dans la rue, tranquillou. Il n’y a pas grand monde, je croise un monsieur d’une soixantaine d’années et une jeune femme, la trentaine, quand soudain une sorte de boule lumineuse nous entoure, moi et deux autres passants. Des éclairs en jaillissent, on ne peut plus bouger : un jet de lumière blanche nous aveugle et quelques instants plus tard, on se retrouve tous les trois le cul à terre. Sur la place du Trocadéro. Allons bon.

On se regarde éberlués. Il fait gris, les nuages sont bas. Et surtout, les passants n’ont rien de normal. Ils sont drôlement habillés, comme déguisés pour un film historique. Mais ils nous ignorent poliment, pas de doute ce sont bien des parisiens. Alors que la jeune femme et moi nous relevons, le monsieur décide que rien à foutre et s’enfuit à travers la foule, en hurlant. J’ai à peine le temps de lui crier « Hey, attendez ! » qu’il a disparu. Il nous laisse en plan, c’est bien malin et je le regarde disparaître au loin. Mais. Quelque chose cloche. Il manque un truc au décor. Je m’approche du rebord de la place, là où les vendeurs à la sauvette devraient se trouver pour me fourguer des tours Eiffel miniature mais il n’y en a pas : ni vendeurs, ni… Je cours chercher l’autre rescapée et la traine par le bras vers le promontoire : « Venez voir » je lui dis, « Mais venez voir ! ». Comme moi, elle reste bouche bée devant le spectacle. Pas de tour Eiffel. Là où elle devrait se trouver il n’y a que des nuages, et un immense chantier. Quatre pieds sortent de terre et des dizaines de grues s’affairent autour. Et on regarde autour de nous : les dames portent des chapeaux et ont des ombrelles repliées, les messieurs ont les souliers vernis, la moustache fine, le costume complet et beaucoup ont une canne. « Oh. Pu. Tain. On est en 1887 ».

Ma première réaction est de me rendre compte que je crève de faim. Il faut trouver un truc, et vite. Je dis à la fille de rester là, je reviens. En vitesse je rejoins l’entrée du Trocadéro et oui, comme à notre époque, il y a quelques vendeurs de friandises. Pas de marrons chauds ni de crêpes au chocolat ici, mais une sorte de pain brioché fourré au sucre. Parfait. Je sors de ma poche un billet de 20 €. Bah ouais gros malin, tu pensais que remonter le temps allait changer tes euros en vieux francs ? Je tends quand même le billet à la jeune fille qui vend les brioches. Elle le scrute avec attention et me dit « Oh, chic, un billet étranger, il doit avoir de la valeur ! Je vous l’échange ! » Et hop, elle me file, en plus de mes deux brioches, une énorme liasse de liquide. Genre toute sa caisse. « Merci bien » et je me tire, un peu honteux, mais avec un bruit de machine à sou dans la tête.

On dévore notre brioche, bordel c’est trop bon. Puis on se demande ce qu’on fout là. D’abord on se présente, parce que mine de rien on est dans la même galère et on sait pas qui est qui. Elle me donne son prénom, me dit qu’elle rentrait du boulot, qu’elle est mariée, sans enfant, un chat, un abonnement Netflix et ne comprend pas ce qu’elle fout là. Pas mieux pour moi. Peut-être que c’est temporaire. Une sorte de bond, un aller / retour express. Les minutes passent, mais non, rien, pas de boule lumineuse comme tout à l’heure. Peut-être qu’il faut qu’on soit à nouveau réunis tous les trois pour que ça se déclenche, on se dit. Sauf que l’autre con il s’est barré comme un pet et on ne le retrouvera jamais, à moins de faire le tour des commissariats et des asiles. Mais là, la flemme.

Et puis on se dit que rien à foutre, en fait. On est à la plus belle époque de Paris, à l’aube de l’exposition universelle. On a le droit de profiter un peu. Et j’ai la blinde de billets dans la poche. Du coup, direction les grands magasins, histoire de goûter à la mode de l’époque. Je fais un tour chez le barbier qui m’ajuste la moustache, pendant qu’elle se fait faire une robe sur mesure. Moi dans mon costume ajusté, appuyé sur une fine canne, on dirait un dandy. Je me fonds à présent totalement dans la masse, ce qui évite maintenant d’attirer les regards sur nous.

Les jours passent et on s’amuse comme des petits fous : cabarets, restaurants, bistros concerts. On profite de Paris comme jamais. Finalement, j’aime bien cette ville. Un matin, au fil d’une promenade, nos pas nous ramènent sur la place du Trocadéro. Ha ! Ca fait une semaine qu’on est là et on s’est plutôt bien intégré. On prend un décision complètement dingue mais qui nous empêchera de devenir fous : on s’est fait une raison, on ne repartira jamais. C’était un aller simple, involontaire, mais plutôt que de nous morfondre, recommençons tout. On change de nom, on apprend un métier, et on s’installe. Voilà, c’est décidé. Mais pour que nos familles respectives ne s’inquiètent pas de notre disparition, et pour jouer un tour aux gens du futur, enfin nos contemporains du XXIe siècle, on décide de laisser un message. Pour ça, je sors mon iPhone de ma poche (c’est fou comme sans réseau il économise sa batterie), je prends plusieurs photos de la tour Eiffel en construction, quelques selfies avec ma camarade d’infortune et éteins l’objet. Le lendemain, je suis au Comptoir national d’escompte de Paris, qui deviendra plus tard la BNP, à ouvrir un compte et acquérir un coffre fort pour 130 ans. J’y enferme mon iPhone avec une note manuscrite : « À n’ouvrir qu’en 2017. LOL. ». J’aurais adoré voir la tête de ceux qui ouvriront ce coffre scellé depuis plus de 100 ans et découvriront un téléphone qui a traversé les âges, contenir des photos authentiques de la construction de la tour Eiffel. Mais bon, je ne serai plus là depuis longtemps. Et puis il faut en profiter, la guerre de 14 arrivera bien assez tôt.

Je m’en vais dans les rues de Paris, chapeau haut de forme, costume ajusté, chercher du travail dans une agence de réclame. Je me dis que je peux profiter juste ce qu’il faut de mes connaissances historiques pour glaner quelques économies et acheter un immeuble par-ci, par-là… À céder à mes héritiers du XXIe siècle. Et essayer de devenir pote avec Maupassant.

L’Empereur, les généraux et le gâteau à la crème

Le XIXe siècle comporte de nombreux avantages, comme celui de pouvoir prendre un café en terrasse même en étant en service. Dans mon beau costume rouge flamboyant de général de l’armée, cintré, reluisant, avec ses épaulettes typiques de l’époque, je sirote un café plutôt bon en compagnie de deux vieux amis et généraux eux aussi. L’établissement ne paye pas de mine, nos chaises de métal peintes en blanc non plus, mais leur café est bon. Pour le reste – ils font également pâtisserie – on repassera.

Nous sortions repus d’un déjeuner, et cette terrasse à quelques mètres de la caserne nous tendait les bras. Tandis que nous discutions de campagnes et de plan d’opération, le bruit lointain d’une troupe de cavaliers se fit de plus en plus présent. Ce n’était pas une simple troupe, mais le cortège militaire de l’Empereur. Nous pensions qu’il ne passerait que devant nous quand il s’arrêta net à notre hauteur. L’Empereur descendit de son cheval, dans sa veste bleu sombre, enleva ses gants et rentra dans le troquet-boulangerie. En un éclair nous nous êtions levés, au garde à vous, impeccables. Première fois que je le voyais en vrai. Il venait d’accéder au pouvoir. Et de plus près il ressemblait fort à l’image que je m’étais faite : petit, l’air crétin satisfait et suffisant, que l’on a posé à la tête d’un Etat pour le manier tel un pantin.

Une fois qu’il est rentré dans l’établissement, je m’approche de son premier officier. Un général lui aussi, mais pas de la même armée.
– Vous savez, la nourriture est immonde ici. Seul leur café est acceptable, lui dis-je.
– Laissez donc l’Empereur faire ses commissions où bon lui semble. Il avait faim, nous nous sommes arrêtés.
– Oui mais tout de même. Il risque de le regretter.
A ce moment le petit brun habillé de bleu ressort avec un gâteau à la crème dans une main, l’emballage en papier dans l’autre. Il commence à se goinfrer tandis que deux rangées impeccables, de bleu et de rouge, lui ouvrent le passage. Le général bleuté me lance un regard de satisfaction, constatant que notre savoir vivre et notre respect du protocole sont bien calibrés. L’Empereur fait une petite moue en engloutissant sa pâtisserie, puis la termine en se léchant les doigts. Il remonte sur son canasson, lâche un « En route » et ses sbires abandonnent leur allure guindée pour gagner leurs montures. Et la troupe s’enfuit, au galop.

Nous nous rasseyons sur nos chaises de métal, finissant notre café. Un sombre crétin, en attendant le prochain.

Etat de siège

La grande plaine est bordée de forêts et maquis. Voilà un mois que la guerre fait rage et chaque jour l’ennemi progresse. Notre campement, formé de nombreuses tentes et de constructions précaires tien bon face aux attaques.
Je fais partie des espions, de ceux qui agissent dans l’ombre sans se contenter de récolter des informations. Et malgré sa forme très atypique – une armée de bonbons géants humanoïdes – l’ennemi est plus acharné que tout autre. Le but de cette armée de couleurs : décimer l’espèce humaine. Nos troupes sont le dernier rempart avant la victoire du sucre sur nous. Menés par une marquise très chic, nous nous défendons, baïonnette au canon, tant bien que mal.
La particularité de cette guerre est que l’ennemi progresse très lentement. C’est une guerre contre le temps, en réalité : chaque jour les premières lignes colorées gagnent quelques mètres. Encore deux jours et ils atteindront nos tentes. En attendant, personne ne peut rien faire. Oui c’est ainsi.

La particularité d’être un espion est aussi d’être proche du commandement. La Marquise requiert mon escadron : un pli envoyé par l’ennemi vient d’arriver. Il annonce que nos lignes sont infiltrées par une de leurs bombes vivantes. Cette franchise ne m’étonne guère, ces bonbons sont hargneux et prétentieux. Alors que la discussion progresse dans le QG, je sors faire quelques pas. C’est le jour de lessive, chaque jeune homme doit changer de t-shirt. J’observe ce manège sans grande attention, quand je vois un jeune garçon qui retire son t-shirt.. et en a un autre sur lui ! Pas de doute, la taupe c’est lui : les bonbons ennemis savent prendre l’apparence humaine, mais partiellement. Son corps est certainement fait de guimauve ! Je hèle un de mes hommes tandis que je me jette sur la bombe vivante, le plaque au sol et le bâillonne aussi sec. Je l’amène dans une tente pour l’interroger en compagnie de la Marquise et de ma troupe. Le prisonnier reprend alors sa forme horrible de bonbon raté, fondu, coloré à souhait et au regard démoniaque. Dans un grand rire il annonce alors notre perte. Car pendant ce temps, les lignes ennemies ont progressé. Il ne nous reste plus qu’à s’équiper et amorcer le combat. Ca va trancher.